Vous l'avez sans doute constaté, depuis une trentaine d'années, nous autres, ceux d'en bas, comme disait ce bon Monsieur Raffarin, le peuple pour éviter le trop sévère ‘’populo’’ voire ‘’populace’’, que la confortable bourgeoisie susurrait avec une intonation dans laquelle se mêlaient sels de mépris et piments d'inquiétude, bref les vrais gens, comment, aujourd’hui, sondeurs, politiques et publicitaires nous étiquettent. Nous, donc, n'avons jamais été autant sollicités quant à notre présence, nos avis et nos réactions. Je sais, je sais, depuis bien longtemps existait dans certains quotidiens ou hebdomadaires le fumeux courrier des lecteurs. Boîte frustrante, car outre le tri dont elle faisait l'objet, l'espace qu'on lui accordait était fort limité. Heureusement, les sondeurs, la radio, la télévision puis INTERNET nous émancipèrent. Ce furent les enquêtes, les micros-trottoirs et, superbe trouvaille, les témoignages interactifs qui, outre les édifiants conseils donnés par des animateurs conseilleurs mais pas payeurs, permirent aux auditeurs de s'exprimer pleinement. Et puis vint le temps des émissions où le téléspectateur a pu poser, par SMS ou sur le web, des questions aux invités d’un animateur. Exemple : ‘’C dans l’air’’ et sa brochette d’exécrable tendancieux (très) proches de Monsieur Calvi (lequel les fait rire avec ses blagounettes à trois sous) et le dévoiement partial et dirigé qu’il fait du choix des questions posées par les auditeurs. Sur les plateaux, les doctes invités qui, un temps restèrent entre eux, se virent entourés par un public dont les caméras guettèrent avec gourmandise les mimiques dubitatives ou approbatrices. Et puis ... Et puis, ne l'oublions pas, sélectionnés au cours de castings sévères et savants, les inconnus devinrent acteurs. Acteurs de jeux souvent débiles. Acteurs acceptant de se faire bousculer par des animateurs vulgaires. Acteurs prêts à se laisser dépecer par des confesseurs malsains (les ‘’feu Delarue’’ puis ‘’Davant’’, sans parler de l’obsédé sexuel : ‘’Nagui’’) tous devenant les proies consentantes d'un voyeurisme exacerbé ; l'illusion d’une reconnaissance, le mirage d'une notoriété. Ils envahissent les chaînes publiques subventionnées par le denier commun !!!
Jadis, le clergé qui avait bien plus d'audience qu'aujourd’hui et dont les intérêts concordaient souvent avec ceux des classes dominantes, par le catéchisme, le prêche et l'enseignement religieux, cette puissante troupe prosélyte faisait passer quelques apaisants messages ... Aux endeuillés : Dieu vous met à l'épreuve, mais, post mortem, il y aura l'apaisement voire la sublime récompense. Aux victimes d'un pouvoir inique et violent: Le Très- Haut rendra justice au plus petit d'entre vous. Aux brutalisés : si l’on vous frappe sur la joue gauche, tendez la joue droite. Aux SDF : appelez et l’on vous ouvrira. Etc. Etc. Aujourd’hui, encore, ces corvidés vont défiler contre le ‘’mariage pour tous’’ et leur Sainteté démissionne…
Les évolutions de notre société, les besoins dégagés par les différents progrès scientifiques et industriels ont, un temps, généré bien des espoirs. L'aristocratie et la grande bourgeoisie ne pouvant occuper, à elle seule, tous les postes ni satisfaire toutes les exigences, il y a eu ce que certains sociologues nomment ‘’un appel de classe’’ ... Le fils de l'ouvrier pouvait devenir ingénieur. Celui de l'institutrice professeur. Et malgré l'historique misogynie (ce que l’on pourrait appeler le racisme masculin), la fille de l'employée devenait avocate ou médecin. Le fameux ascenseur social était à l’œuvre. J’ajoute que la puissante URSS jouait un rôle dans notre société occidentale ; nos dirigeants acceptaient des compromis, des équilibres et du social car, en cas d'affrontement, il valait mieux que le peuple ait quelque chose à défendre ... Est-ce un hasard, si depuis l'affaiblissement de l'URSS et l'emblématique chute du mur, notre caste économique se durcit à l'égard des plus faibles et, relayée par des gouvernements fantoches rogne ce qu'elle avait si difficilement consenti? Est-ce un hasard, si depuis vingt ans, le néolibéralisme se gave et veut nous faire plier devant le veau d'or? Au dernier recensement 1426 milliardaires se partagent 5500 milliards. Alors, comment s'étonner que ces loteries télévisuelles aient tant de succès ? Elles remplacent les promesses d'un au-delà meilleur. Elles masquent le rétablissement des injustices et camouflent un opiniâtre travail de sape et de démolition sociale.
- Je redoute que tu aies encore quelques horreurs à proférer lamentable Prolix !
- Oui, le mot est juste! Ce que je viens d'évoquer est une horreur, mais ce n'est pas tout. Jamais, il est vrai, nous n'avons disposé d'autant de vecteurs pour nous exprimer. Il y a ceux que je viens de citer en ciblant la radio et la télévision, mais n'oublions pas notre cher INTERNET. Des millions de lignes chaque jour, sur les BLOGS, sur FACEBOOK, sur TWITTER, sur divers forums... Au fur et à mesure que nos possibilités et notre espace d'expression croissent, un piège vicieux nous est tendu. Aux ‘’Echecs’’, on offre une pièce à l'adversaire, (on appelle ça un sacrifice). S’il est bien calculé le sacrifice procure, quelques coups plus tard, de solides avantages. J'ai le sentiment que cette licence de dire tout et n'importe quoi, souvent et tout le temps, est une habile manière de nous détourner de l'essentiel: les exigeantes démarches du savoir, les nécessaires réflexions, l'indispensable recul et les vraies actions. Ce tohu-bohu auquel nous sommes incités présente aussi d'autres avantages pour ceux qui l'organisent. De droit tout est égal ! Mais cette égalité vaut-elle pour le fond? L'ignorant lesté de convictions extrémistes qui fustige les déclarations humanistes d'Albert Jacquard ou de l’abbé Pierre, celui-là même qui se réjouit de tenir tête, son droit d'écrire lui donne le sentiment d'avoir raison, et, pour peu que des abrutis l'applaudissent…
Dans ce funeste chaudron, l'égalité de droit entraîne, hélas, des nivellements dangereux. Sur un tableau, dans une salle de cours, dix mains peuvent écrire des opérations. Tout le monde en conviendra, leur inscription n'est pas la garantie de leur justesse. Or, cette simple notion semble diluée par la « magie» du et des réseaux, par cette inépuisable et envahissante licence d’exprimer.
Des pervers, les plus nuisibles, soutiennent que cette liberté d'expression a un rôle modérateur, et que, comme sur une cocotte-minute, c'est une soupape de sécurité. Bien au contraire, cette anarchie débride, excite et fédère les pires instincts. Ainsi, les plus sauvages trouvent des alliés. Ce que certains n'oseraient pas brailler sur une place publique, peut trouver sa place sur les écrans. Dangereuse banalisation des plus néfastes idées. La profusion brouille tout. Ce vaste territoire d'expression potentialise les individualismes, dope l'irréflexion, radicalise la sottise et l'ignorance en troquant une liberté aussi ponctuelle que virtuelle contre un asservissement bien réel et durable. In fine, la gratuité de ces prestations est-elle si gratuite?
* Note pour quelques ‘’mal-comprenant’’ : le fait de citer l’URSS ne signifie nullement que j’en suis un nostalgique !